Brouillon – Réplique à Amnon Jacob Suissa
Le 18 janvier, dans l’article « Le goût de la modération »1, le Devoir a principalement souligné les 75 ans des activités de l’association des Alcooliques Anonymes au Québec. Dans la plus grande partie de cet article, le journaliste Stéphane Baillargeon a cité des informations factuelles, pertinentes et vérifiables.
Nous désirons toutefois dénoncer la dernière partie de l’article qui véhicule selon nous deux idées erronées : celle à l’effet que l’alcoolisme n’est pas une maladie et celle qui prétend que les activités de l’association des Alcooliques Anonymes ne produisent pas de bons résultats. Ces deux idées ont été battues en brèche par les scientifiques les plus reconnus au niveau mondial dans le domaine des dépendances et c’est ce que nous désirons vous démontrer dans le présent texte.
Pour débuter, nous aimerions questionner le fait que, pour une énième fois, un média québécois s’est adressé au professeur de travail social Amnon Jacob Suissa, sociologue de formation, afin de lui demander son opinion sur le sujet. Cette habitude nous laisse songeur. En effet, il nous semble que l’avis d’un médecin spécialisé dans le domaine de l’alcoolisme et des dépendances est celui qui devrait être présenté en premier lieu dans les médias. Disons-le simplement : lorsque quelqu’un a un questionnement important sur sa santé, comme la crainte d’un cancer ou un problème cardiaque, il s’adresse d’abord à un médecin. Il ne lui viendrait certainement pas à l’esprit de confier cette situation aux soins de quelqu’un qui n’a pas de formation médicale, comme le professeur de son enfant ou son électricien. Selon nous, la situation est ici la même et il n’y a aucune raison sérieuse d’adopter une approche différente en ce qui concerne la maladie de l’alcoolisme (ou de la dépendance à l’alcool) comparativement aux autres maladies.
Dans notre société, les questions de santé importantes, comme les maladies, relèvent d’abord et avant tout de la responsabilité des médecins et les personnes qui sont atteintes d’alcoolisme ont autant le droit d’obtenir une opinion médicale professionnelle que les personnes atteintes par d’autres maladies. Ils n’ont pas à subir, une fois de plus, la stigmatisation que l’approche dépassée défendue par M. Suissa a pour effet de perpétuer. Face à ces propos dénués de fondements scientifiques rapportés dans l’article du 18 janvier, nous demandons donc au journaliste du Devoir, et aux autres journalistes qui pourraient être concernés par ce sujet dans le futur, de faire des recherches un peu plus approfondies avant de publier à nouveau de tels propos.
À cet égard, voici quelques références pertinentes que nous désirons vous présenter afin de répondre aux deux idées erronées propagées par M. Suissa. Elles proviennent uniquement d’organisations et de spécialistes reconnus mondialement et/ou nationalement comme étant les références scientifiques les plus élevées dans ce domaine.
1) L’alcoolisme ou la dépendance à l’alcool est une maladie
Reconnaissance de la maladie de l’alcoolisme par l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS)
En 2004, après plus de 50 ans de recherches toujours plus poussées (voir lien suivant)2, l’OMS a publié l’important rapport Neurosciences : usage de substances psychoactives et dépendances (disponible à partir du lien suivant)3 dont nous citons ici trois (3) passages qui indiquent bien que la dépendance est une maladie comme les autres maladies neurologiques ou psychiatriques :
Page 7 : « Ce rapport est apparu nécessaire en raison des progrès de la recherche en neurosciences, lesquels montrent que la dépendance vis-à-vis des substances psychoactives est chronique et récurrente, qu’elle a une base biologique et génétique, et qu’elle n’est pas simplement due à l’absence de volonté ou de désir d’arrêter »
Page 13 : « La dépendance correspond à une perturbation du fonctionnement cérébral suscitée par l’utilisation de substances psychoactives. Ces substances modifient les processus cérébraux normaux de la perception, des émotions et des motivations. (…)
Page 14 : « (…) avec les progrès récents des neurosciences, il est clair que la dépendance est tout autant un dysfonctionnement du cerveau que n’importe quelle autre maladie neurologique ou psychiatrique. »
Reconnaissance de la maladie de l’alcoolisme par le United States Surgeon General
Plus récemment, en 2016, le US Surgeon General, qui est considéré aux États-Unis comme étant le « médecin de la nation » et dont l’équipe est formée de plus de 6 000 collaborateurs, a publié le rapport le plus complet jamais réalisé au sujet des dépendances et de leur traitement : Addiction in America – The Surgeon General’s Report on Alcohol, Drugs, and Health (disponible à partir du lien suivant)4.
Trois (3) passages vous permettront de constater les conclusions sans équivoque de ce rapport :
Page I – Sylvia Mathews Burwell, la Secrétaire à la Santé et aux Services sociaux du Gouvernement américain, a d’abord indiqué que: « One of the important findings of this research is that addiction is a chronic neurological disorder and needs to be treated as other chronic conditions are. »
Page V – Vivek H. Murthy, le Surgeon General responsable du rapport dit ensuite que: « We must help everyone see that addiction is not a character flaw – it is a chronic illness that we must approach with the same skill and compassion with which we approach heart disease, diabetes, and cancer. »
Page 2-2 – Finalement, la section Key Findings du rapport précise ce qui suit à titre de première et plus importante conclusion de cette méga-analyse: “Well-supported scientific evidence shows that addiction to alcohol or drugs is a chronic brain disease that has potential for recurrence and recovery.”
Reconnaissance de la maladie de l’alcoolisme par d’autres organisations majeures
Finalement, nous tenons aussi à vous présenter un certain nombre de positions officielles qui ont été adoptées par les plus importantes institutions nationales du domaine de la santé qui reconnaissent aussi depuis de nombreuses années que l’alcoolisme ou la dépendance à l’alcool est une maladie. Cette sélection de positions officielles peuvent être consultées au lien suivant 5.
2) Les Alcooliques Anonymes donnent des résultats positifs
En ce qui concerne la seconde idée erronée véhiculée par M. Suissa, voici quelques-unes des nombreuses preuves scientifiques amassées qui démontrent les impacts positifs et variés qui découlent des activités des AA.
Reconnaissance des résultats positifs des AA par le United States Surgeon General
Dans son rapport de 2016, cité précédemment4, le Surgeon General souligne à plusieurs reprises le rôle important et les résultats positifs scientifiquement démontrés qui découlent des activités des Alcooliques Anonymes (AA) et des Narcotiques Anonymes (NA) en ce qui a trait au soutien au rétablissement.
Voici notamment un passage très précis du rapport à ce sujet :
Page 5-2 – Dans la section Key Findings du chapitre 5 qui porte sur le rétablissement, le rapport précise la conclusion qui suit:
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- Mutual aid groups and newly emerging recovery support programs and organizations are a key part of the system of continuing care for substance use disorders in the United States. (…)
- The state of the science is varied in the recovery field.
- Well-supported scientific evidence demonstrates the effectiveness of 12-step mutual aid groups focused on alcohol and 12-step facilitation interventions.
- (…)
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D’autres passages du rapport qui détaillent cette conclusion ont été traduits par nos soins et peuvent être consultés aux liens qui suivent : lien 1, lien 2, lien 3, lien 4 et, surtout, lien 54.
Reconnaissance des résultats positifs des AA par les principaux chercheurs scientifiques
Aux États-Unis, les chercheurs les plus renommés dans le domaine des dépendances (tels John F. Kelly, Keith Humphreys, Lee Ann Kaskutas, etc.) dont certains ont agi à titre de conseillers au US Surgeon General et au Président Obama lorsque celui-ci était en poste, n’hésitent plus à présenter les Alcooliques Anonymes, les Narcotiques Anonymes et d’autres associations du même type comme faisant partie intégrante du continuum des soins nécessaires pour face aux problèmes d’alcool et de drogues. Ils insistent ainsi sur le fait que ces Mutual Help Groups (comme AA et NA sont nommés en recherche scientifique) donnent des résultats positifs et à long terme et que ces résultats ont été démontrés scientifiquement6.
Malheureusement, probablement pour des questions de financement, les recherches du même type au Canada et ailleurs dans le monde sont beaucoup moins nombreuses et variées. Par contre, dans les rares occasions où des données concordantes sont recueillies, certaines institutions et/ou certains scientifiques semblent hésitants à les mettre de l’avant comme elles devraient l’être, ce que nous questionnerons probablement dans un futur texte.
Reconnaissance des résultats positifs des AA par les personnes en rétablissement
À titre d’exemple du point qui précède, il nous apparaît très important de citer les sondages nationaux très pointus ont été menés dans quatre (4) pays au cours des dernières années (USA, Royaume-Uni, Australie et Canada) afin de mesurer ce qui fonctionne le mieux, du point de vue du rétablissement des personnes atteintes de la maladie de l’alcoolisme ou de la maladie de la dépendance, dans le cas des traitements et du suivi à long terme des dépendances.
Ces sondages ont notamment donné lieu à l’important rapport La vie en rétablissement de la toxicomanie au Canada, publié en 2017 par le Centre canadien sur les dépendances et l’usage de substances (CCDUS) (disponible à partir du lien suivant)7. Les Groupes d’entraide mutuelle, dont AA et NA, y sont clairement identifiés par les personnes en rétablissement comme étant les ressources qui les ont le plus aidé et qui les aident encore. Malheureusement, ces résultats et les conclusions logiques qui devraient en être tirées ne se reflètent pas vraiment dans les publications médiatiques du CCDUS ni dans ses activités.
Reconnaissance des résultats positifs des AA par les médecins dans leurs pratiques cliniques
Finalement, et cela devrait rassurer les personnes rendues sceptiques par l’opinion de M. Suissa, les résultats des AA sont aussi reconnus explicitement par les médecins dans de nombreux pays puisque les Guides cliniques médicaux applicables en matière de problèmes d’alcool prévoient explicitement la référence des patients concernés aux AA (voir lien suivant)8.
Au Canada aussi, le Guide clinique administré conjointement par le Collège des Médecins de Famille du Canada et par le CCDUS prévoit la référence aux AA en tant que ressource de soutien (voir lien suivant)9.
Conclusion
Pour terminer, nous aimerions poser la question suivante : l’alcoolisme et les dépendances n’entraînent-elles pas déjà assez de décès à l’heure actuelle pour mettre l’idéologie de certains de côté et adopter une approche pragmatique basée sur la science véritablement démontrée? Nous le pensons et nous aimerions beaucoup que les médias qui examinent ce dossier le fassent davantage à la lumière de la science et non plus par le biais d’opinions personnelles qui sont maintenant déconnectées de la réalité scientifique comme nous venons de vous le démontrer de façon détaillée. La vie, la santé et le rétablissement des personnes atteintes par l’alcoolisme ou la dépendance valent bien davantage qu’un débat idéologique.
Notes
1 – Le goût de la modération. Le Devoir, samedi 18 janvier 2020 – Lien
2 – Références de l’Organisation Mondiale de la Santé. Alco-Rétab 2019 – Lien
3 – Neurosciences : usage de substances psychoactives et dépendances. OMS 2004 – Lien indirect
4 – Addiction in America – The Surgeon General’s Report on Alcohol, Drugs, and Health. US Surgeon General 2016 – Lien indirect
5 – Reconnaissance de la maladie de l’alcoolisme et évolution des définitions. Alco-Rétab 2019 – Lien
6 – Résultats des AA démontrés scientifiquement. Alco-Rétab 2019 – Lien
7 – La vie en rétablissement de la toxicomanie au Canada. CCDUS 2017 – Lien indirect
8 – Références aux AA dans les Guides cliniques. Alco-Rétab 2019 – Lien
9 – Dépistage de l’abus d’alcool, intervention rapide et orientation – Ressources pour l’orientation. Collège des Médecins de Famille du Canada et CCDUS – Document en ligne en Janvier 2020 – Lien